SOUVENIRS HISTORIQUES DE LA ROCHE-GUYON

Le bourg de La Roche-Guyon est situé dans le département de Seine-et-Oise, à 72 kilomètres de Paris, entre Mantes et Vernon. Sa position sur la rive droite de la Seine est des plus pittoresques. Bâti sur le penchant et au pied d'une haute colline, ses riantes habitations, entourées d'un riche paysage, font une heureuse opposition aux tons vigoureux de sa belle église gothique et de l'ancien manoir des sires de La Roche-Guyon.

Sur le bord de la Seine, non loin d'une belle halle bâtie en 1842 (voir la planche 5), et en amont du magnifique pont suspendu construit en 1836 par M. Bouland, ingénieur ( voir la planche 2), est un entrepôt de la Vieille-Montagne, où l'on reçoit le zinc brut arrivant de Belgique par le Havre ou Paris. De ce même port d'embarquement on expédie le zinc laminé provenant des usines de Bray, établies dans la vallée de l'Epte, à environ 10 kilomètres, par Gasny.

Si le bourg de La Roche-Guyon est favorisé de la nature par sa belle situation, il ne l'est pas moins pour tout ce qui se rattache au bien-être. Les rues y sont larges et assez bien pavées ; tous les mardis, il s'y tient un marché pour l'approvisionnement du bourg et des villages et hameaux voisins ; sur la place du marché est une jolie fontaine dont nous reparlerons plus loin, et qui distribue ses eaux aux habitants. Mais ce qui doit surtout attirer notre attention, c`est l'antique château, que la bienveillance de ses propriétaires actuels, M. le duc et Madame la duchesse de La Rochefoucauld, ouvre à tous les visiteurs. Ce manoir, qui a eu l`honneur du recevoir dans ses murs les rois Louis VI, Charles VII , François Ier, Henri IV, est entouré d'un fossé large et profond, et se trouve adossé à un roc très élevé, dominé par un donjon ayant à sa base une double ceinture de murailles (voir planche 1, planche 3 et planche 4). Les mâchicoulis et les tours crénelées attestent qu`il a supporté jadis de rudes assauts. Durant les guerres du onzième au quinzième siècle, cette forteresse était le véritable château ; dès que les habitants du bourg se croyaient en danger, ils pouvaient s'y retirer par un souterrain creusé dans le roc vif, qui existe encore ; il passe au-dessus des chapelles auprès du clocher, et conduit à la tour du donjon par un escalier très rapide, dont l'issue est murée.

Le premier seigneur connu de ce lieu est un nommé Hugues Ier, vicomte de Mantes et de Meulan. Hilledoin, son fils fonda, en 1052 , le prieuré de Saint-Martin-la-Garenne , situé au delà de Vétheuil, et dont le clocher est assez bien conservé. Le fils d'Hilledoin , nommé Guy, et ses descendants, continuant à habiter La Roche, les deux noms n'en firent plus qu'un, et se confondirent dans celui de La Roche-Guyon.

"En 1097, sous Philippe Ier, Guillaume le Roux, régent de Normandie, parcourait le Vexin, dont il voulait s'emparer. Robert, comte de Meulan, se réunit aux Normands et aux Anglais ; Guyon de La Roche, gagné par des présents, les reçut en son château et dans Vétheuil ; mais quinze années plus tard, sous le règne de Louis VI, dit le Gros, ce traître expiait sa félonie et tombait sous les coups de son beau-père lui-même (1) Gabriel Dumoulin, Histoire générale de la Normandie dans une église dite le Prieuré, qui existait à l'angle des promenades du côté de la route de Gasny (2) De Croiseuil .

En 1415, Guy VI, sire de La Roche-Guyon, ayant été tué à la bataille d'Azincourt, Pérette de la Rivière, sa veuve, défendit deux mois la forteresse contre les Anglais, commandés par les comtes de Warwick, de Kent et d'Hutington, qui s'en emparèrent d'assaut. Sommée de prêter serment au roi Henri V d'Angleterre, elle refusa, et fut dépouillée de ses titres. A la mort de Charles VI, en 1422, Charles VII, pour récompenser sa fidélité, la nomma première dame d'honneur de la reine ; peu de temps après, Guy VII, son fils, reprit la tour et en resta possesseur.

"Sous François Ier, la famille de La Roche-Guyon avait porté par alliance le château de La Roche dans la famille de Silly. Le sire Loys de Silly possédait à un si haut degré la confiance de son souverain, que le roi et le dauphin vinrent plusieurs fois séjourner chez lui avec leur cour. Une partie de la façade sur la cour d'honneur existait déjà, ainsi que les deux tourelles qui en défendent l`entrée (voir la planche 6). A la plus haute ouverture de la tour de droite se rattache un souvenir funeste. François de Bourbon, comte d'Enghien, frère du roi de Navarre et du premier prince de Condé, déjà célèbre par la victoire de Cérisolles, avait suivi François Ier et le dauphin ; il proposa d'occuper l'oisiveté d`une journée d'hiver par un combat simulé, ce qui fut accepté. Les courtisans s'armèrent de boules de neige, puis se partagèrent en deux camps. Au moment où le comte d'Enghien effectuait une sortie pour repousser les assaillants, un coffre vint tomber du haut de la tourelle sur la tête du jeune prince, qui expira entre les bras du roi (3) Notice sur le château de la Roche-Guyonle 25 février I545."

On crut que cette mort n'était pas l'effet d'un simple accident ; "on soupçonna de ce crime un seigneur italien ; mais François Ier étouffa l'affaire, de peur d'y voir impliqués le dauphin et le marquis d'AumaIe, de la maison de Lorraine (4)Ch. Nodier, La Seine et ses bords.

"Henri de Silly, fils de Loys, devint l'époux d'Antoinette de Pons, marquise de Guerchevílle. Il mourut jeune, et sa veuve vint habiter le château de La Roche-Guyon. Pendant les guerres de la Ligue, en 1593, Henri IV, passant devant le château, y demanda l'hospitalité. Devenu amoureux de la jolie marquise, il essaya inutilement de la séduire (5) Dulaure, Histoire des environs de Paris. - Non, sire, jamais, répondit-elle ; je ne suis pas d'assez bonne maison pour être votre femme, mais je suis de trop bonne maison pour être votre maîtresse." Tant que durèrent les instances du roi , toutes les fois qu'il venait habiter le château, la belle veuve, après l'avoir reçu avec un profond respect, se retirait avec ses enfants, traversait la Seine, et allait coucher à la Vacherie, maisonnette isolée dépendante du château (voir la planche 2). Henri IV, renonçant à triompher de sa résistance, lui dit : "Puisque dame d'honneur vous êtes, soyez-le donc de la reine ma femme", titre que la marquise accepta et tut toujours digne de porter.

"Sous Louis XIII, Mme de Silly épousa en secondes noces Charles Duplessis, seigneur de Liancourt, dont elle eut un fils, Roger du Plessis, auquel elle transmit la terre de la Roche-Guyon. Roger épousa Jeanne de Schomberg, fille du maréchal de ce nom. Ils fondèrent en faveur des indigents une rente de deux mille livres, qui, de nos jours, leur est encore acquittée (6) Cette rente se partage entre dix-neuf communes ; La Roche-Guyon y participait pour 100 livres. Au moyen d'économies et de placements successifs, cette rente s'élève aujourd'hui à 414 francs. (De Croiseuil.). Ils n'avaient eu de leur mariage qu'un fils, Henri-Roger du Plessis, qui fut tué au siège de Mardick le 6 août 1649, et dont lu fille épousa, en 1659, le duc de La Rochefoucauld, fils de l'auteur des Maximes. La terre de la Roche-Guyon passa de la sorte à la maison de La Rochefoucauld. Le petit-fils du célèbre moraliste, le duc Alexandre de La Rochefoucauld, y fut exilé par Louis XV pour lui avoir donné le conseil de rompre avec la duchesse de Châteauroux, sa maitresse. Cet exil dura dix ans. La disgrâce du duc fut un bienfait pour le pays. Il consacra ces dix années et son immense fortune aux embellissements de la Roche-Guyon (7)Notice sur le château de la Roche-Guyon.
Dulaure, Histoire des environs de Paris
" ; il fit ouvrir et paver plusieurs routes et creuser un canal souterrain de six kilomètres pour aller chercher à Chérence, à travers le rocher, une source d'eau qui vient tomber dans un réservoir également creusé dans le roc (voir la planche 12). Ce réservoir a 25 mètres 10 cent. de longueur, 9 mètres 24 de largeur et 3 mètres 33 de profondeur. L'eau descend ensuite dans tous les services du château et vient alimenter, sur la place du bourg, une fontaine (voir planche 4 et planche 5) sur laquelle on lit l'inscription suivante :

En 1793 les mots DUX, duc, et DUCTAM, amenée, furent effacés ; on crut sans doute que ce dernier mot signifiait duchesse.

C'est aussi le duc Alexandre qui fit construire les écuries à gauche de l'entrée du château (voir la planche 4) et les magnifiques terrasses qui élèvent leurs parterres jusqu'à la hauteur des grands appartements. Il ajouta à ces travaux une aile vers le parc, le vestibule et l'escalier de la cour d'honneur (voir la planche 6).

Mme la duchesse d'Enville, fille du duc Alexandre de La Rochefoucauld, suivit l'exemple de son père et fut aussi la bienfaitrice du pays ; on y conserve encore précieusement sa mémoire ; elle y fit ouvrir plusieurs chemins et fonda divers établissements de charité. En 1792 la vertueuse duchesse vit périr au milieu des discordes civiles son fils et son petit-fils : le premier, Louis-Alexandre, duc de La Rochefoucauld, pair de France, fut assassiné à Gisors le 4 septembre, en présence de sa mère et de sa femme, par une bande de révolutionnaires ; le second, Armand-Charles-Juste de Rohan-Chabot, fut massacré à la prison de l'Abbaye, dans l'horrible nuit du 2 au 3 septembre. Après cette double perte elle fut arrêtée, conduite à Paris, et jetée en prison. Mais elle fut aussitôt réclamée par la reconnaissance de la Roche-Guyon : "Les habitants adressèrent à la Convention une pétition énergique, et députèrent plusieurs d'entre eux. Leur attachement courageux ayant reconquis leur bienfaitrice, ils la ramenèrent libre et bénie dans son château, dont le seuil n'avait pas été, durant son absence, franchi par un seul agent révolutionnaire. Le donjon seul dut expier son antique féodalité ; de son sommet, haut de trente mètres, on planait sur la magnifique vallée de l'Epte ; mais la Convention envoya deux commissaires pour procéder à sa démolition. Sa solidité le préserva d'une ruine complète; après un travail continu d'environ quinze jours, les ouvriers, en ayant démoli à peu près dix mètres, l'abandonnèrent dans l'état où nous le voyons aujourd'hui."

"En 1797, à la mort de Mme la duchesse d'Enville, le château passa à Mme la duchesse de La Rochefoucauld, née Rohan-Chabot, qui, dans ses partages avec son frère, y fit comprendre la Roche-Guyon ; puis du duc de Rohan à son fils, le prince de Léon, archevêque de Besançon, duc et cardinal de Rohan, qui, par un contrat de vente, le premier qui se rencontre dans toute l'histoire de ce château, le céda au duc de La Rochefoucauld, auquel il eût appartenu si la révolution n'avait aboli les lois qui en avaient jusqu'alors réglé la transmission (8) Notice sur le château de la Roche-Guyon.."

Aujourd'hui M. le duc et Mme la duchesse de La Rochefoucauld sont venus à leur tour apporter tous leurs soins aux dernières améliorations de La Roche-Guyon, et pour ajouter encore à leurs nombreux bienfaits, ils viennent de fonder une maison du convalescence pour les pauvres enfants atteints de maladies scrofuleuses.

Il était réservé à un artiste du talent d'entreprendre l'illustration de La Roche-Guyon et de son château, si fécond en souvenirs historiques. M. A. Maugendre (9) a atteint ce noble but en retraçant dans cet album de 24 dessins les vues du château et du bourg avec une délicatesse et une exactitude qui le feront rechercher de tous les amateurs et des archéologues.

Auguste BRY